[Engagé autrement] Michel Rousseau : "En aidant les migrants, je suis dans la continuité de mon engagement d'ancien élu du personnel et d'expert"

[Engagé autrement] Michel Rousseau : "En aidant les migrants, je suis dans la continuité de mon engagement d'ancien élu du personnel et d'expert"

02.08.2019

Représentants du personnel

Suite de notre série, "engagé autrement". L'itinéraire de Michel Rousseau est surprenant. Mécanicien auto, il devient secrétaire de CE dans les années 70, s'intéresse à la santé au travail du fait de l'amiante et des produits dangereux que ses collègues et lui doivent manipuler, devient expert, puis fonde son cabinet. Retraité depuis trois ans, il s'investit dans sa région de Briançon pour venir en aide aux migrants. Interview.

Mécanicien auto au départ, vous êtes devenu secrétaire de CE, délégué syndical puis expert. Racontez-nous votre parcours...

"J'ai été secrétaire de comité d'entreprise entre 1974 et 1978. A l'époque, je travaillais comme mécanicien auto dans une grosse concession automobile de la région parisienne. Nous étions 120 salariés, c'était le plus gros garage du département. Nous avons mené pas mal d'actions, en particulier sur les conditions de travail. Toutes les garnitures des freins étaient amiantées, et nous avions mis au point, entre nous, une méthode de nettoyage qui nous évitait la méthode archaïque et dangereuse de la soufflette, que je vois aujourd'hui encore employée dans certains garages. Cette méthode, c'est une catastrophe au regard du risque de cancer de la plèvre. Nous manipulions aussi des produits dangereux (glycol, trichloréthylène, etc.), sans parler des gaz d'échappement. A cette époque, nous avions fait la preuve qu'en nous mettant d'accord entre nous, nous pouvions imposer d'autres méthodes de travail plus sûres. J'étais à la fois délégué du personnel, délégué syndical et secrétaire du CE. 

Comment avez-vous ensuite basculé dans le monde de l'expertise ?

Par les conditions de travail, justement. Pour trouver un autre moyen de nettoyer les plaquettes de freins et les embrayages, il nous a fallu chercher des produits alternatifs moins toxiques pour les poumons et la peau. Comment évaluer les risques et trouver des solutions ? Cela n'avait rien d'évident, et nous n'avons trouvé aucun soutien du côté de la médecine du travail. Nous devions nous débrouiller seuls. A cette époque, c'était aussi le début des problèmes d'emploi, et, comme j'étais impliqué dans mon syndicat départemental (Ndlr : la CFDT), nous réfléchissions aussi à des alternatives dans ce domaine, c'était l'époque du combat des Lip (Ndlr : lire notre série sur Mai 68). Que ce soit sur les conditions de travail ou en matière économique, nous avions donc besoin de nous appuyer sur des données, des connaissances, pour ne pas subir la fatalité des décisions des employeurs, et pour être offensifs sur les questions d'emploi ou de santé au travail.

 Il y avait un besoin d'expertise, mais à l'époque dans un cadre syndical

 

Ce besoin d'expertise, on l'imaginait alors dans un cadre complètement syndical. Il y avait un balbutiement du droit à l'expertise. Cette réflexion au sein de la CFDT sur ce droit à la contre-expertise, on la retrouvait d'ailleurs dans la société civile -on parlerait aujourd'hui d'environnement- autournotamment du programme nucléaire qui se mettait en place.  A la CFDT de l'époque, qui n'a pas grand chose à voir avec le syndicat d'aujourd'hui car le "recentrage" est passé par là, il y avait des ingénieurs syndiqués, et donc des connaissances sur toute la chaîne du nucléaire, depuis l'exploitation des mines (on l'a oublié mais il y en avait en France) jusqu'aux déchets. Tout ça pour vous dire que j'étais sensibilisé à ces besoins d'alternatives pour la santé et le travail. Par ailleurs, j'avais des problèmes de santé. Mécanicien auto, c'est un métier que moi et mes collègues, on aimait tous beaucoup, mais c'était aussi un métier très pénible, qu'il était difficile de poursuivre après 40 ans. J'avais passé un CAP pour devenir éducateur, faire de la formation technique, car j'aimais ça. Mais l'idée a germé de me réorienter du côté de l'expertise...

Que représentait alors cette voie de l'expertise ?

A l'époque, l'expertise pour les IRP se réduisait à la possibilité de recourir à un expert-comptable. C'était essentiellement de l'expertise comptable. Mais je me suis lancé là-dedans, figurez-vous. J'ai obtenu le DECS (diplôme d'étude comptable supérieur) qui permettait d'être expert comptable stagiaire. Parallèlement, j'ai changé de région, je suis arrivé en 1978 à Briançon (Hautes-Alpes) où je vis toujours. J'ai continué mon parcours syndical dans cet univers tout à fait différent, celui des métiers touristiques de la montagne, du travail saisonnier dans de très nombreuses petites boites. C'était passionnant. Nous avons mené des luttes extraordinaires, par exemple autour de la garantie de réembauche d'une saison sur l'autre.

J'ai fait de plus en plus de missions, et j'ai choisi de créer un cabinet

 

A l'occasion d'un conflit social qui a duré deux ans dans six villages du Club Med, on a organisé chaque année "la nuit blanche des saisonniers", pour faire un syndicalisme plus festif et joyeux, afin d'attirer à nous les saisonniers mais aussi de faire reconnaître ces métiers. A l'époque, je défendais pour les saisonniers le même statut que celui des intermittents du spectacle, mais ça n'a pas abouti, les confédérations ne suivaient pas. Donc, à ce moment-là, je travaillais dans un centre de vacances, et je participais à sa gestion. Un ami expert-comptable m'a prêté ses annales et j'ai préparé les examens, et ça a marché. J'ai complété par une formation à Syndex. J'ai fait plusieurs expertises pour le syndicat en étant supervisé par un expert-comptable et j'ai eu de plus en plus de missions économiques et de conseils. Comme je ne voulais pas déménager pour travailler chez Syndex ou dans un autre cabinet, j'ai choisi de créer un cabinet sur place. Nous avons lancé notre structure, sous forme associative puis coopérative, après avoir remporté l'appel d'offres lancé par le gouvernement de gauche, en 1985, qui portait sur le travail saisonnier. On a glissé d'une casquette syndicale à une casquette de professionnels. Basé depuis 2001 à Paris, le cabinet compte aujourd'hui douze coopérateurs (*). J'ai pris ma retraite en 2015, il y a trois ans.

Après tout cela, vous auriez pu profiter de votre retraite. Pourquoi vous être engagé dans l'action au service des migrants ?

Imaginez que demain matin, quand vous sortez de chez vous, vous tombiez sur un gamin complètement démuni qui vous demande l'hospitalité : vous faites quoi ? C'est ça que nous avons vécu, en 2015. Les premiers migrants sont arrivés dans le briançonnais après le démantèlement de la "jungle" de Calais, dans le cadre d'un centre d'accueil et d'orientation (CAO), sachant que l'Etat leur avait promis de pouvoir demander l'asile. 

 On ne laisse pas des êtres humains crever en montagne !

 

Il y a eu un appel aux bénévoles pour participer à l'accueil des migrants. Localement, cela a provoqué un grand élan de solidarité, la municipalité a aussi accueilli deux familles syriennes. Ensuite, il y a eu l'envoi de migrants venus des rues de Paris et, en même temps, les passages de frontières depuis l'Italie, par la montagne, ont commencé. Il y a eu des accidents, comme ces deux personnes bloquées en mars 2016 dans la neige : elles ont été sauvées in extremis mais en subissant des amputations de membres, l'une les mains, l'autre les pieds. Tout ça, c'était à nos portes. Les gens ne pouvaient pas être indifférents : on ne laisse pas des êtres humains crever en montagne ! La solidarité s'est organisée, nous avons monté des maraudes, de l'accueil citoyen, de l'accueil d'urgence, etc. Depuis trois ans, 9 000 personnes sont passées ici, alors que Briançon ne compte que 12 000 habitants

Comment s'est créée l'association que vous co-présidez, "Tous migrants" ?

Au départ, c'est un simple collectif qui s'est monté, dans ce mouvement d'indignation qui a saisi l'Europe après la photographie de cet enfant syrien mort noyé en Turquie, aux portes de l'Europe. Ici, une manifestation spontanée de 200 personnes a eu lieu. Les gens ont dit : "On ne peut pas accepter de voir l'Europe s'ériger en forteresse, alors que ces personnes ont besoin d'un asile". C'était une forme de révolte citoyenne. Avec le temps, on s'est aperçus que les choses allaient durer et qu'il fallait nous organiser autrement. Nous avons décidé alors de créer cette association, "Tous migrants".

Votre engagement semble total...

Nous sommes constamment sous pression. Même si c'est moins qu'il y a quelques mois, entre 10 à 40 personnes arrivent chaque semaine. Ce sont des personnes démunies et pourchassées par la police.

En quoi consiste votre action ?

Je suis l'un des porte-paroles de l'association. Nous avons progressivement encouragé la mise en place de structures pour répondre aux besoins, mais nous ne nous occupons pas de l'accueil d'urgence. Nous voulons sensibiliser la population sur les enjeux migratoires et assurer un plaidoyer auprès des pouvoirs publics pour le respect des droits fondamentaux humains, ceux des exilés. Lorsque l'accueil d'urgence est devenu quelque chose d'énorme, avec lors de l'été 2017 des arrivées de l'ordre de 20 à 50 personnes par jour, soit un travail colossal mené avec la mairie et les élus qui nous aidaient -ce qui est assez exceptionnel en France-, nous avons créé une structure ad hoc, Refuge solidaire, afin de préserver le travail de plaidoyer mené par l'association. Sinon, nous pourrions faire le boulot de l'Etat pendant des années sans que rien ne change.

Qu'est-ce que ce travail de plaidoyer ?

Il s'agit d'abord de dévoiler la réalité de ce qui se passe aux frontières. L'Etat fait croire qu'il est dans son droit quand il refoule les exilés, qui sont dans une très grande vulnérabilité, alors qu'il est dans l'illégalité la plus complète.

Pour nous, il s'agit de dévoiler la réalité de ce qui se passe aux frontières

 

Dénoncer cela, y compris sur le plan juridique, c'est un travail de longue haleine. Ce n'est pas entièrement nouveau pour moi, qui suis un vieux militant, mais nous sommes dans un Etat de droit très formel : la démocratie, quand on est d'accord, ok, tout va bien, mais quand on commence à protester, les choses changent. C'est vrai dans l'entreprise comme dans le champ social et politique, on l'a vu avec les gilets jaunes.  Veut-on faire de nos montagnes une région aussi tragique que la Méditerranée ? Je rappelle au passage que l'article de loi qu'utilisent les procureurs pour poursuivre les "solidaires" trouve son origine dans un décret-loi du gouvernement Daladier de 1938, un texte qui a servi à poursuivre les gens qui tentaient d'aider ceux qui fuyaient l'Allemagne, les Juifs et les opposants à Hitler. Déjà, les pays refusaient d'ouvrir leurs frontières aux réfugiés...(*)

Cette expérience vous a-t-elle transformé ?

Vous savez, j'ai des souvenirs de la période de la guerre d'Algérie, et j'ai été éduqué avec certaines valeurs qu'on n'oublie pas, même à 66 ans. On m'a élevé dans la mémoire de la Résistance, dans laquelle mon père s'est engagé très jeune. Un de mes oncles a été déporté à Dora, je porte son prénom.

Voyez-vous un lien entre l'aide aux migrants et votre action précédente au service des salariés ?

Bien sûr ! J'ai l'impression d'être dans la continuité en faisant ce que je fais aujourd'hui. J'ai eu la chance d'être à la CFDT dans les années 70. Les militants bénéficiaient d'une formation très importante, qui s'appuyait sur l'expérience des luttes passées et présentes. C'était extraordinaire, et cela me sert aujourd'hui encore. 

S'attacher à créer du droit, et à le faire vivre, est essentiel

 

Je prendrai l'exemple du droit :  au départ, je n'en voyais pas l'intérêt, je croyais surtout aux luttes "classiques" pour obtenir satisfaction. Il a fallu que j'apprenne à voir l'utilité du droit, à me rendre compte que les choses devaient s'envisager dans la durée, qu'il fallait mener beaucoup de batailles pour faire changer les choses, mais aussi qu'il fallait s'attacher à créer du droit, et ensuite à le faire vivre, sinon il devient purement formel. L'expérience syndicale m'a appris tout cela. La lutte du MLAC (mouvement pour la libéralisation de l'avortement et de la contraception) a également été décisive pour moi : c'était un combat qui impliquait des personnes, des femmes, par ailleurs en grande souffrance, comme sont en souffrance les migrants aujourd'hui. Les personnes doivent être respectées dans les luttes les concernant, et surtout pas instrumentalisées. Bien sûr, la souffrance était aussi présente dans le monde du travail. D'ailleurs, les premiers suicides que j'ai connus au travail concernaient des représentants du personnel qui étaient placardisés. Nous étions dans les années 70, ça existait déjà...

Comment aujourd'hui retrouver un nouveau militantisme, un nouvel engagement au service des salariés, via le syndicalisme ou la représentation du personnel ?

Il faudrait analyser les causes d'une désaffection -à commencer par la simple adhésion- pour l'engagement syndical, et il faudrait aussi revenir sur une forme d'instrumentalisation du monde syndical par les organisations patronales, qui ont eu très peur, dans les années 70, de la revendication d'un changement radical qui montait de toute la société (Ndlr : voir sur ce sujet l'interview de Danièle Linhart). Aujourd'hui, j'observe tout de même une prise de conscience, à la CGT et à Solidaires, du besoin de dépasser l'émiettement actuel du syndicalisme. Comment retrouver du dynamisme ? Peut-être faudrait-il se replonger dans l'histoire des bourses du travail à la fin du XIXe siècle.

Les syndicats pourraient revenir à la notion de métier

 

En ayant une approche territoriale, intersyndicale et interprofessionnelle, on pourrait jeter les bases d'actions permettant de mutualiser les forces syndicales, et de répondre aux besoins des gens, pour les aider à trouver un poste, à se former, à se reconvertir, etc. Sans retomber dans le corporatisme, les syndicats gagneraient aussi à revenir à la notion de métier, qu'on a beaucoup mise à mal ces dernières années, et ce n'est pas un hasard. Quand vous avez un vrai métier, avec ce qu'on appelle des règles de métier, on ne peut pas vous faire faire n'importe quoi. Mais il faut rester optimistes. N'oublions que le "No future", ce n'étaient pas qu'un message des punk à la fin des années 70 et dans les années 80, c'était une impression assez générale. Aujourd'hui, il y a davantage de tolérance, plus d'écoute de part et d'autre, nous pouvons donc retrouver un fort dynamisme, car beaucoup de choses se passent dans les territoires.

Un conseil à donner aux représentants du personnel, étant donné votre parcours et votre expérience ? 

Rester sur le terrain, apprendre à écouter et à voir, pour tenter de comprendre, c'est essentiel. Quand j'étais délégué syndical puis expert, j'ai beaucoup appris en me mettant dans la posture de l'apprenti : quand j'allais voir les gens, j'essayais de comprendre leurs difficultés, j'écoutais d'abord".

 

(*) Note de la rédaction. Il s'agit du Cedaet, cabinet aujourd'hui spécialisé dans l'expertise et la formation auprès des CHSCT.

(**) Note de la rédaction. L'article réprimant l'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irrégulier au séjour d'un étranger en France a bien été créé par le décret-loi Daladier du 2 mai 1938. Cette disposition a été reprise à la Libération dans l'ordonnance relative aux étrangers, avant d'être plus récemment intégrée dans l'article L.622-1 du code des étrangers (Ceseda), comme le retrace le site Cairn.info. Ces dispositions sont depuis de nombreuses années contestées au nom des droits de l'homme.Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité par les avocats de Cédric Herrou, un agriculteur poursuivi pour être venu en aide aux migrants, le Conseil constitutionnel a reconnu, le 6 juillet 2018, la fraternité comme principe constitutionnel, au nom de l'article 2 de la déclaration des droits de l'homme et en référence au préambule de la Constitution. L'article L. 622-4 a donc été partiellement censuré, et la loi du 10 septembre 2018 "pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie" l'a réécrit. L'aide à l'entrée irrégulière d'étrangers en France reste un délit, mais l'aide à leur séjour et l'aide à leur circulation en France font désormais l'objet d'exemptions pénales au nom de ce principe de fraternité (lire notre article du 9/7/2018). Selon certains spécialistes, ces textes restent toutefois sujets à interprétations qu'il reviendra aux tribunaux de trancher.

 

Nos précédents articles de la série "Engagé autrement"

Jean-Paul Vouiller, coordinateur CFTC chez HP : "Le délégué social, un rôle formidable pour les représentants de proximité", article du 12/7/2019

Chloé Bourguignon, secrétaire générale de l'union régionale Unsa Grand Est et vice-présidente d'Oxfam France : "Les associations savent davantage que les syndicats laisser une place aux jeunes", article du 19/7/2019

Christian Pellicani, élu CHSCT de la Région Paca et président de l'association environnementale MNLE : "J'essaie de réconcilier le monde du travail et l'environnement", article du 25/7/2019

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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